My Epiphany

Mon rapport à la perte

La perte est quelque chose de commun, c’est une des choses qui nous rassemble, qui nous rend plus humain ou moins, et nous rappelle que face au monde on est parfois impuissant. On a tous déjà perdu un être cher, un amour, un objet de valeur, etc. Cela dit chaque perte se vit et se gère différemment, par exemple la façon dont on subit la perte d’un être cher et la douleur qu’on en ressent est naturellement différente de celle éprouvée lors de la perte de son premier poisson rouge, de son premier amour, de sa maison, etc. Pourtant cela n’en fera pas moins des pertes. Durant cette période l’entourage devient un facteur très important, car il va t’écouter, te rassurer, te soutenir, essuyer tes larmes et te donner l’espoir que demain sera meilleur.  

Mon rapport à la perte est un sujet qui m’est très difficile à aborder, c’est très personnel et tellement douloureux que cela m’a pris beaucoup d’énergie pour l’écrire et des nuits d’insomnies, car pour aborder ce sujet il fallait que j’ouvre certaines portes que j’espérais garder fermées à vie. 

Je souhaite parler de la perte car il y a exactement 27 ans, le mois d’Avril est devenu le mois où l’on a tout perdu. J’ai perdu mes grands-parents, mes oncles et tantes, mes cousins et cousines, mes amis d’école et j’ai aussi perdu l’amour de ma vie, la personne qui m’était le plus cher, j’ai perdu ma mère… 

Ma mère était une femme extraordinaire, elle était douce, très calme, elle était forte, elle s’occupait seule de 3 enfants. Lorsque je suis née elle venait de perdre mon père, et je pense que j’ai dû le ressentir car mon attachement à elle était tel que j’avais besoin de son attention 24h sur 24h, ma relation avec elle était tellement forte. Elle était mon tout, je dormais avec elle, j’allais au travail avec elle (enfin sauf quand je faisais des bêtises et qu’elle ne voulait plus m’y emmener). Bizarrement mon moyen d’attirer son attention c’était en pleurant, allez savoir pourquoi,  je ne pleurais que pour elle. Je lui demandais même si je pouvais pleurer et elle me répondait « vas y pleure mon enfant » et je pleurais dans ses bras, et mon monde était merveilleux. Lorsqu’elle partait au boulot sans moi, ma vie s’arrêtait, je m’asseyais dans un coin et attendait son retour sans larmes, et lorsqu’elle revenait je pouvais enfin redevenir sa petite fille insupportable. Quand on accompagnait les invités, elle me portait sur son dos, j’aimais y coller mon oreille pour entendre sa voix à travers son corps, et parfois cela m’endormait. 

Et un jour en Avril 1994, peut être que c’était le 10, le 18 ou le 22 Avril, je ne sais pas, des interahamwe sont arrivés chez ma grand-mère où l’on était caché. Ce n’était pas la première fois qu’ils venaient, mais cette fois-ci, ils nous ont fait rentrer dans la maison et nous ont mis dans une petite chambre, ma mère, ma grande sœur, mes deux oncles, mon cousin, la bonne et moi. Ils nous ont enfermés là seuls puis , après un moment, on a entendu des verres se briser dans le salon, où ils étaient en train de casser tout ce qui se trouvait dans les armoires. À cet instant, ma mère nous a demandé de prier, comme on le faisait tous les soirs avant de dormir, on avait nos propres chapelets, que l’on prenait petit grain par petit grain tandis que ma mère récitait les prières. Ils sont revenus dans la chambre où ils nous ont donc trouvés en train de prier.  Ils nous ont dit avoir bien fouillé et trouvé les jumelles que l’on utilisait pour les surveiller, qu’on travaillait avec les Inkotanyi et que nous devions mourir. Ils ont alors tiré sur tout le monde, l’un après l’autre, mes oreilles se sont bouchées au son de la première balle, mon cousin, ma sœur et moi sommes tombés sur le lit où on était assis. Pendant ces quelques secondes ou minutes, je me suis dit que la mort n’était pas si douloureuse, car je ne ressentais aucune douleur, j’avais juste les oreilles bouchées, j’étais soulagée de ne pas souffrir. C’est en sentant les coups des pieds de la bonne sur ma jambe que je me suis dit que je n’étais peut être pas morte, alors qu’elle était en train d’agoniser. Les Interahamwe, nous ont laissé ma sœur, mon cousin et moi en nous disant qu’on ne tardera pas à mourir livrés ainsi à nous mêmes. Là devant mes yeux, ma mère était au sol gisant dans son sang, ou peut-être était-ce celui de la bonne? ou de l’un de mes oncles? Je n’étais pas très sûre, je ne parvenais qu’à voir sa jambe blessée, et dans ma petite tête d’enfant je me disais qu’elle faisait semblant pour faire croire aux Interahamwe qu’elle était morte. Un gars qui travaillait pour ma mère est venu peu de temps après nous sortir de là. En passant dans le salon, nous avons croisé plein de monde en train de piller la maison. Lorsqu’on nous a emmené vers une autre cachette, j’étais dans l’espoir que l’on se reverrait à la fin et qu’on  rigolerait quand je lui expliquerai comment j’avais directement compris sa manigance et que j’avais même gardé le secret. Il y a environ 2 mois , on a été accueilli dans une église avec plein d’autres enfants qu’on ne connaissait pas. Il n’y avait presque aucun parent, et puis il y avait ce prêtre blanc avec des long cheveux qu’on appelait Jésus. Personne ne parle de ses parents, mais je garde espoir, malgré tout heureuse d’être avec ma grande sœur et mon cousin. Entre nous,  on n’en parle pas non plus, sûrement parce qu’on ne comprend pas ou qu’il n’y a rien à dire? Qu’est-ce que des enfants entre 5 et 9 ans auraient à dire à ce sujet après tout? Ma sœur m’a juste appris que quand il y a des tirs il faut fermer les oreilles très fort pour qu’elles ne se bouchent pas. 

Quand les massacres touchent à leur fin, on nous sort de notre cache et enfin “tout le monde” se retrouve, enfin ceux qui restent, et il n’en reste pas beaucoup. Ma mère n’est pas là, mes oncles et tantes ne sont pas là. Personne ne parle d’elle, personne ne nous demande où elle est. Puisque personne n’en parle, je n’en parlerai pas non plus, ça sera une bonne surprise pour tout le monde. 

La vie reprend, retour au travail, à l’école, mais il faut faire attention où on met les pieds parce qu’il y a des mines anti-personnelles partout. Les mois passent et je commence à douter du retour triomphant de ma mère, en me disant peut-être qu’elle est morte après tout? Mais qui meurt d’une balle dans la jambe? Petit à petit je me résous à l’idée que je ne la reverrais peut-être plus jamais, les larmes ne couleront plus que sur mon oreiller. Et je commence intérieurement à faire mon deuil  puisque de toute façon personne ne parle d’elle, comme si elle n’avait jamais existé. Elle sera juste dans ma tête et j’irais l’y rejoindre lorsque la vie sera difficile, ou que je ne me sentirai seule et mal aimée. La petite fille que j’étais, commence alors à installer des techniques de survie l’une après l’autre. La solitude ne me fait progressivement plus peur, j’y trouve même un certain réconfort. J’arrive à bien compartimenter mes peines et douleurs, à les ranger bien au fond du tiroir et à y mettre un cadenas: faire en sorte que ce qui fait de la peine n’ait plus de l’importance, ne rien attendre vraiment des gens pour éviter d’en être dépendante, puis de garder le sourire et la bonne humeur. 

Le plan a bien marché depuis, je suis bien dans ma petite bulle de déni, et j’y suis depuis tellement longtemps que je ne suis pas sûre de pouvoir en sortir et vivre ma vie autrement. 

Dès lors, mon rapport à la perte est compliqué parce que la seule manière dont je puisse la gérer est le silence, ignorer l’existence de cette douleur, ou tout simplement me sentir impuissante face à la personne qui a perdu un être cher. Parfois tu te sens coupable quand une amie t’annonce la perte d’une mère ou d’un père et que la première pensée qui te traverse l’esprit est de te demander comment ça se fait qu’elle avait encore ses parents, ou tu te dis ça va c’est bon, au moins elle a eu le temps de les connaître. 

Parfois tu as envie de prendre la douleur de la personne pour toi, car tu sais que tu peux la gérer en silence et comme ça tout le monde sera à nouveau heureux. Parfois ma douleur me semble insignifiante et je ne ressens pas le besoin de la partager avec les autres, car il y a pire dans la vie après tout. À ce qu’il parait, Dieu ne permettra jamais que tu traverses une épreuve, sans te donner la force de la surmonter. 

J’écris ces mots en hommage à ma mère qui est toujours au fond de mon cœur, sa tendresse et sa bonté sont ma motivation pour être une meilleure personne jour après jour Ensuite, je souhaite rendre hommage à tous mes frères et sœurs qui ont subi et qui subissent toujours les conséquences de la perte d’être chers et des traumas non traités; à ceux qui sont devenus parents à leur tour et qui font en sorte de ne pas transmettre ces traumas à leurs enfants; aux petits frères et sœurs qui n’arrivent pas à exprimer la détresse qui les ronge de l’intérieur; et enfin aux parents rescapés qui n’ont pas toujours su comment nous aider à traverser ces moments difficiles car ils souffraient, eux aussi, le plus souvent en silence. 

J’ose croire qu’il n’est jamais trop tard pour guérir. Je suis sûre que de nombreuses personnes se reconnaîtront dans ce texte car je ne pense pas être une exception, loin s’en faut. 

J’espère que cette petite lecture donnera à certains plus de force pour entamer peut-être un processus de guérison et d’ouverture à la discussion avec leur entourage, avec nous ici en commentaire, ou en message privé. Vous pouvez également partager votre propre expérience de la perte sur mon blog ainsi que les techniques que vous avez pu trouver pour la gérer au fil des ans. Nous lirons vos témoignages, conseils ou questionnements avec bienveillance et curiosité.

fille d’Epiphaniya


Commentaires

Une réponse à « Mon rapport à la perte »

  1. Avatar de Touil
    Touil

    C est incroyable, en lisant ces quelques lignes,j ai pu reconnaître ton histoire et surtout me souvenir de la fois où tu me la partagé au parc du cinquantenaire.
    J en avais la chair de poule et je ne l ai jamais oublier ton histoire ma B,je sais que c est ton histoire,je la raconte à chaque fois que j ai l occasion de parler de toi,c est naturel, ton histoire doit suivre dès que je parle de mon amie Barbara.
    Sache que ça ete un veritable honneur pour moi d avoir fais partie de ta vie,d avoir partager la marche de commémoration etc…
    Tu es une personne exceptionnelle, avec une force inouïe, sache que je te souhaite de belles choses pour ton avenir je serai tjs ton amie je serai tjs là si tu as besoin de moi.
    Parce que mm si on se voit pas,j ai tjs eu une profonde estime et un amour pour Toi.

    Ton amie Lily

    J’aime

Laisser un commentaire

Créez un site ou un blog sur WordPress.com